La classe wifi « Yangzhilong »
Je les voyais, courant 2013, adossés au mur de cette maison située dans le quartier Bè-Château (au sud de Lomé), les yeux rivés sur leurs téléphones intelligents, leurs iPad qu’ils tenaient en main, et sur leurs ordinateurs portables posés sur leurs genoux ou sur leurs motos. Silencieux parfois, bavards aussi, ils pouvaient s’esclaffer et créer un vacarme pas possible. Même à des heures tardives. Eux, c’était les « élèves » de ce que j’appelle la « classe wifi » dite « Yangzhilong » du nom du propriétaire chinois du réseau wifi dont la classe se servait. Avant de vous dire comment nous nous sommes rencontrés, cette classe wifi et moi, je trouve important de vous donner ma définition d’une classe wifi.
Une « classe wifi », qu’est-ce que c’est ?
Une classe wifi est un rassemblement ou un regroupement spontané, régulier ou continu, de jeunes (filles comme garçons) qui squattent, utilisent ou se connectent à un wifi auquel a priori ils ne sont pas censés avoir accès. Il s’agit parfois de wifi souvent codés de particuliers, comme dans mon cas, de sociétés, d’entreprises, d’institutions, de grands hôtels, etc. Il suffit que l’un des élèves ait le code d’accès par une connaissance. Le code devient du coup un secret de polichinelle et se répand comme une traînée de poudre. La durée de vie d’une classe wifi peut être courte, moyenne ou longue. Si le nombre d’Internet addicts qui se connectent au wifi croît de façon exponentielle, s’ils deviennent trop encombrants, trop bruyants et trop gourmands en étant connectés même au-delà de minuit autour des maisons, derrière ou devant les hôtels, les entreprises et grandes institutions, le code d’accès est changé et la classe wifi se disloque d’elle-même.
Ma première connexion au wifi « Yangzhilong »
Passé plusieurs fois devant cette classe wifi sans avoir eu le courage et la volonté d’approcher un des élèves en vue d’avoir le code d’accès, parce ce que me disant que je pouvais me passer d’une connexion wifi à l’air libre, debout, assis sur une brique ou accroupi, que je pouvais souscrire aux différents forfaits internet très coûteux de l’opérateur national de téléphonie tranquille à la maison et que je n’avais nullement besoin de squatter un wifi, j’étais condescendant et un brin paternaliste voire moqueur envers cette classe.
Mais un soir, rentrant d’une réunion d’église, et passant encore devant eux et parce que je devais mettre à jour certaines applications sur mon téléphone-étant donc dans le besoin-, je pris mon courage à deux mains et me dirigeai vers un jeune homme du groupe. Adossé au mur de la maison d’où venait le wifi, je lui demandai gentiment, après avoir activé le wifi sur mon téléphone, s’il pouvait me donner le code d’accès du wifi Yangzhilong que mon smartphone venait de détecter. Il répondit favorablement à ma demande. Je devais taper Yangzhilong en lettres capitales.
Pendant ce temps, les autres élèves de la classe surfaient allègrement. Aucun d’eux, je crois, ne fit attention à moi. Je restai connecté, si ma mémoire est bonne, pendant plus de 2 heures avec des allers-retours entre ma boîte mail, whatsapp et mon application d’informations sportives préférée. Je rentrai ce jour chez moi au-delà de 22 heures.
Les jours qui suivirent, je faisais partie des tous premiers qui venaient en classe. Dès que je rentrais du boulot, je répondais présent dans la classe Yangzhilong. Tel un virus qu’on m’avait inoculé, j’en étais devenu accroc. Ma contamination a été plus que rapide. Car économiquement, cela m’arrangeait! Plus de forfaits internet qui coûtent les yeux de la tête et la peau des fesses ! J’étais connecté au wifi du boulot toute la journée et le soir au wifi Yangzhilong. Je ne pouvais pas espérer mieux !
Ma régularité me fit faire plusieurs connaissances dans le groupe. Je m’étais habitué à certains. On pouvait causer de tout et de rien, se partager des applis, des chansons et parler de nos petites conquêtes, les filles que l’on draguait sur Whatsapp et Facebook. La majorité de la classe était masculine. Les filles se faisaient rares. Certains membres de la classe qui se connaissaient assez, organisaient de petites fêtes ou des sorties. Les blagues et les petites piques fusaient.
« One people, One Gbadja »
A ceux qui venaient dans la classe à la fois avec leur smartphone et leur ordinateur portable, on répétait « one people, one gbadja » en référence au slogan « one people, one beer » d’une célèbre marque de bière africaine. Chacun devrait venir avec un seul appareil. De préférence, un téléphone intelligent. Un ordinateur portable pouvait ralentir la connexion. Venir avec deux, voire trois appareils pouvait être considéré comme un crime de lèse-majesté par les membres de la classe. « Gbadja » qu’on peut traduire littéralement en langue mina ou éwé par « large » est le nom un peu péjoratif et souvent railleur que l’on a donné aux smartphones dès leur apparition au Togo par comparaison aux anciens téléphones portables plus petits pour la plupart. On trouvait ou on continue de trouver les smartphones trop larges et trop grands quant à leurs dimensions et épaisseurs. Dans la classe, on priait ceux qui avaient plusieurs appareils en main de rentrer tôt afin de fluidifier la connexion. Lorsque les élèves devenaient trop nombreux comme certaines soirées, on leur demandait sur un ton sarcastique s’ils ne pouvaient pas rester à la maison et souscrire aux forfaits des compagnies de téléphonie mobile. Pourquoi êtes-vous si radins ? Ne pouvez-vous pas nous laisser profiter du wifi comme cela se doit et profiter d’une connexion rapide ? Telles étaient les principales interrogations qu’on leur adressait. Au fil des jours et des semaines, je me rendis compte que ne pouvait intégrer la classe wifi Yangzhilong qui veut.
La classe n’était pas facile d’accès
Aucun critère n’était défini. Mais quand tu n’es pas une connaissance d’un des membres de la classe, que ta tête ne plaisait pas, qu’on juge que tu n’es pas assez courtois quand tu formules le vœu d’avoir le code d’accès du wifi, qu’on sente que ton intégration élargirait encore le groupe et par ricochet ralentirait la connexion, on te répondra qu’on ignore le code parce que la personne qui l’a donné n’a pas voulu qu’on le sache et a pris le téléphone pour le taper directement sans qu’on ne le voie et qu’on était navré de ne pouvoir répondre favorablement à ta demande. Il était aussi interdit aux nouveaux membres de la classe d’emmener leurs amis les jours qui suivent leur intégration ou de donner le code d’accès à tout va. Ils pouvaient subir de gentilles menaces.
Ce fut une belle expérience
De façon générale, tout se passait dans une ambiance conviviale. Les railleries, les petites piques, le partage d’applications, d’expériences dans l’utilisation des smartphones, les surnoms faisaient partie du quotidien de la classe wifi Yangzhilong. J’étais par exemple surnommé l’homme au Lacoste parce que j’avais l’habitude de porter des polos. Malgré mon insistance, je ne sus jamais comment les premiers membres de la classe, les pionniers si je peux m’exprimer ainsi, avaient réussi à connaître le code d’accès du wifi de ce propriétaire chinois qui alimenta la connexion de la classe. Yangzhilong était comme notre Partenaire technique et financier (Ptf).
Un Ptf qui pendant les deux mois environ qu’a duré cette classe wifi était absent et ignorait tout de comment nous avions bien exploité son wifi. Un soir, je me rendis encore une fois dans la zone de couverture du wifi et m’apprêtant à m’adosser au mur, un des membres du groupe qui était à une centaine de mètres me héla et me fit signe de venir. C’est là qu’il m’apprit que le code d’accès de Yangzhilong avait été changé. Rentré de son voyage, Yangzhilong fit une visite inopinée aux membres de la classe un soir où je fis l’école buissonnière. Ils s’étaient expliqués et Yangzhilong leur avait fait comprendre qu’ils ne pouvaient plus squatter son wifi sous son mur, qu’ils faisaient trop de bruit, surtout à des heures tardives et que cela gênait la quiétude du voisinage qui s’en était d’ailleurs plaint. Yangzhilong avait donc signé l’arrêt de la classe wifi. Je rebroussai chemin et rentrai bredouille à la maison.
Ce fut pourtant une belle expérience. Humainement parlant, je fis beaucoup de nouvelles connaissances. J’ai appris aussi de bonnes blagues et mon sens de l’humour s’est vraiment aiguisé.
Les classes wifi sont un phénomène qui prend de l’ampleur depuis quelques années à Lomé (Togo) où vous verrez des groupes entiers de jeunes autour de sièges de grandes entreprises, dans le quartier administratif, devant les hôtels et j’en passe ! Les forfaits internet des différents prestataires de services surtout du mobile jugés trop onéreux expliqueraient-ils ce fait ? Je ne saurai le dire !
Depuis, je n’ai plus intégré d’autres classes wifi. Je ne dirai pas que je reste fidèle à Yangzhilong comme une femme qui refuse de se remarier après le décès de son mari. Disons que mon attitude paternaliste et moqueuse a refait surface. Je me dis désormais que je peux m’en passer, que le wifi du boulot me suffirait et que rester dehors à des heures assez tardives n’est pas bon pour ma sécurité. Je peux toujours me farcir le forfait internet de l’opérateur national de téléphonie mobile.
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